Les Guambianos, ou peuple Misak, vivent sur un petit territoire nommé Guambia. Cette peu connue et splendide région est située dans les contreforts de la cordillère centrale, la colonne vertébrale de la Colombie, au nord-est du département du Cauca. Se trouvant à quelques encablures plus au nord du Mascizo Colombiano, le point où la Cordillère des Andes se sépare en trois, la Guambia est surplombée par d’immenses volcans et sommets desquels naissent de nombreux fleuves venant abreuver les páramos en contrebas.
Sur la route de la blanche Popayan ou du site archéologique Tierradentro, vous vous arrêterez peut-être dans cette contrée où, bien qu’il fasse froid et humide, vous serez sûrement charmés par les paysages à couper le souffle et la chaleur de ses habitants.

L’importance de la Terre

En préambule, d’aucuns se demanderont pourquoi tant s’attarder sur la description du paysage lorsque ce que l’on recherche est une expérience humaine. Et bien justement, les Guambianos, habitants ce coin de monde depuis des siècles, attachent une importance toute particulière à la Terre Mère qui est à la fois leur moyen de subsistance mais aussi leur raison d’être spirituelle.

Ce constat, pouvant se généraliser à d’autres communautés du pays, aspire à rappeler que l’appartenance à un territoire est ce qui définit avant tout l’identité et les revendications des indigènes colombiens face à un Etat ayant comme priorité la modernisation du pays, souvent au détriment des peuples originels qui tentent de préserver leur culture. A la vue de ces montagnes sereines, faiblement dorées par les timides rayons du soleil, vous comprendrez certainement l’attachement qui se noue entre l’homme et la terre qui l’a vu naître.

Les anciens content aux plus jeunes que leurs ancêtres sont nés des entrailles de la Terre grâce aux rigoles creusées par les cours d’eau, se faufilant entre les monts pour aller se jeter dans la mer. D’où le nom Guambia qui signifie « la terre des eaux ».
Ainsi, ils considèrent que la nature est la mère et l’esprit de la vie. Les éléments du cosmos et du monde sont un seul tout qui leur accorde vie, nourriture, sagesse et dignité. Les Guambianos sont chargés de garantir l’équilibre entre la nature et l’homme. Ils doivent la protéger, la cultiver et rendre spirituellement ce qu’ils puisent.
Les actes réalisés durant la vie terrestre seront ensuite déterminants dans leur vie céleste. Par des offrandes, ils s’assurent les faveurs de la Terre. Certaines zones comme les páramos sont considérés comme des lieux sacrés dans lesquels il ne faut pas pénétrer en dehors des cérémonies.

L’agriculture est donc l’activité principale du peuple Misak. A certaines hauteurs, entre 2500 et 3000 mètres d’altitude, les terres cultivées sont moins fertiles, à cause de l’abondance en eau et les bourrasques répétées du vent, et difficiles d’accès étant donné l’inclinaison du terrain.
Utilisant les méthodes agricoles ancestrales, ils récoltent sur leurs parcelles verticales différentes variétés de pomme de terre, du mais, des ullucos (un tubercule), mais aussi du blé, du riz, de l’orge, de l’ail ou des oignions. En fonction des saisons, on cultive également du chou, des haricots et toutes sortes de légumes.
Auparavant, le troc était de mise, aujourd’hui leur présence sur les marchés environnants leur permet de tirer les revenus nécessaires à leur subsistance. La pêche est également une activité centrale au regard des nombreuses rivières qui serpentent dans la région. Aussi, certains Guambianos pratiquent l’élevage de vaches, moutons, porcs, lapins ou poules. La laine leur permet de constituer l’essentiel de leur vêtement, de magnifiques écharpes ou ponchos.

A l’instar des droits de propriétés, la terre est cultivée collectivement. C’est ce que l’on appelle la Minga , le travail commun. Les Guambianos invitent leur famille, les amis ou les voisins à les aider pour réaliser diverses tâches pouvant être agricoles, de construction ou d’entretien des chemins par exemple. Ces travaux sont suivis d’un moment de détente où les hommes et les femmes se retrouvent pour discuter autour d’un café, d’un déjeuner ou d’un (ou plusieurs) verre d’aguardiente (l’alcool national). La qualité et la quantité de la nourriture sont d’ailleurs un critère de prestige entre les familles. Cette pratique de la Minga est un héritage des peuples andins dans lequel se reflète le sens de la coopération, de l’unité et de la cohésion sociale.
Au même titre que la Terre, la langue est un attribut essentiel dans la cosmovision et l’identité guambiana. Certains linguistes considère que leur langue maternelle, Wampi-misamerawam, est héritée du langage Chibcha. De fait, par leur histoire, les Guambianos parlent aussi espagnol pour une grande majorité d’entre eux.

La vie quotidienne

Une dizaine de milliers de Guambianos peuplent les versants escarpés de la région. Le territoire de Guambia est considéré administrativement comme un resguardo (réserve) appartenant à la municipalité de Silvia, qui est aussi un village où les Guambianos commercent et rentrent en contact avec le reste de la population colombienne. La vie est organisée dans chaque village par le Taita, le leader de la communauté.

Du fait de la brutalité du relief, les maisons sont plutôt espacées les unes des autres. Elles peuvent être construites en chaux et en guadua (bambous) ou pour les familles plus aisées sont de briques avec un toit de tuiles. Ces habitations souvent rectangulaires ou rondes sont ornées de nombreuses peintures. La cuisine est la pièce principale où se déroulent les activités familiales quotidienne ; autour de l’âtre, on se retrouve, on discute. Les femmes filent, tissent et cousent.

Les Guambianos attachent une importance toute particulière à l’habillement. Leur élégante tenue est un symbole de résistance et de représentation collective face au monde occidental et sert également à se différencier des autres communautés natives du pays. En raison des conditions climatiques, les vêtements sont chauds, souvent confectionnés avec de la laine, et les couches se superposent.
Hommes comme femmes portent de longues jupes bleu nuit, cintrées de larges ceintures de cuir, qui leur couvrent les jambes. Les premiers enfilent ensuite sur leurs épaules d’épaisses ruanas (ponchos) qu’ils complètent en portant une écharpe. Les chapeaux sont d’usage courant, tantôt de paille tantôt melon en feutre. Les femmes se drapent de pagnes d’un bleu vif bordés de rouge ou de couleurs éclatantes. Leur cou est serti de nombreux colliers qui en s’accumulant en viennent parfois à peser plusieurs kilos ! Sur leurs épaules, elles portent les fameuses mochilas (besaces tissées) pour transporter les choses du quotidiens ou les offrandes lors des cérémonies. Les hommes, eux, se déplacent avec un bâton de bois sombre, finement sculpté.

Malgré leur nature très timide, qui se reflète dans le refus d’être pris en photo sans permission (c’est bien normal), ils sont tout à fait ouverts et curieux avec les touristes, si ces derniers y mettent du leur bien entendu.
Les chants et les danses rythment les différents rites et les festivités. Leurs regards mélancoliques voire taciturnes se chargent alors de gaité et d’allégresse. Au son des tambours et des flûtes andines, ils dansent en lignes, hommes et femmes en face à face, ou parfois en spirale ou en ronde, interrompant le silence des montagnes par des cris, chants, lamentations ou autres odes à la Terre.
Les fêtes majeures se déroulent au moment de Noel, où les Guambianos se déguisent et se peinturlurent le visage de rouge ou de noir.

Un héritage ancestral qui se confronte à la modernité

Les croyances des Misak proviennent d’un étonnant syncrétisme entre spiritualité millénaire et religion catholique. Une partie de la population guambiana s’est d’ailleurs quelque peu éloignée du reste en pratiquant plus fervemment cette dernière, imposée pendant longtemps par les colons. Par exemple, les rites funéraires sont imprégnés de catholicisme.
La mort est considérée comme un voyage, il faut donc équiper le défunt de pièces de monnaie, de nourriture, de divers ustensiles.

Les Guambianos ont développé une science de la médecine traditionnelle. A cet effet, ils font pousser du pouliot (sorte de menthe), de l’arnica, des feuilles de coca ou du romarin. Le chaman qui pratique la médecine est appelé Murbik . Il est l’intermédiaire entre les hommes et les esprits.
L’éducation est donnée au sein des communautés et inclus entre autres l’apprentissage de l’agriculture, de la langue native, des techniques de tissage, etc. Aujourd’hui, les Guambianos peinent à faire valoir leur culture.

Les Misak ont été largement exposés à la culture occidentale lors de la conquête espagnole puis lors de l’installation des encomiendas (système productif qui concentrait massivement les paysans souvent indigènes) et enfin lors de l’affirmation de l’autorité de l’Etat colombien moderne. On recense de nombreuses expulsions systématiques et de déplacements de populations dans cette région.
Beaucoup de Guambianos furent arrachés à leurs terres et intégrés à la société colombienne au cours du temps, le plus souvent travaillant comme paysans journaliers. Il faut tout de même rappeler que les Guambianos sont considérés comme une ethnie en danger d’extinction. Le conflit armé colombien les a pendant longtemps placé entre deux feux. Entre 2003 et 2008, plus de 1.300 Guambianos ont été déplacés par les affrontements.

Dans les années 70-80, le peuple Misak a joué un rôle actif dans les différents soulèvements indigènes du Cauca pour protester contre les lois étatiques, les privant d’autonomie sur leurs terres et menaçant leur héritage culturel. Ils ont à cet effet participé à la création en 1971 du Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC) qui lutte pour la préservation des territoires indigènes, l’autonomie des resguardos et l’élaboration d’une législation propre.
Depuis 1991, ces revendications ont été concrétisées dans une certaine mesure dans la Constitution. L’Etat colombien leur permet aujourd’hui de définir un Plan de Vida (Plan de vie) qui consacre 5 objectifs : récupérer une autonomie propre, un système de justice indépendant, la culture et la cosmovision ancestrale, les espaces naturels vitaux et la reconstruction économique et sociale. Cette réappropriation de leurs droits face à la modernité témoigne de leur volonté de conserver coute que coute leurs traditions.
Parmi ces communautés, de nombreux jeunes vont se former à la ville pour revenir prêts à affronter les défis du monde actuel. Ces juristes, ingénieurs ou chercheurs ont fait le choix de ne jamais oublier leurs racines. Certaines initiatives locales en témoignent comme la création d’une émission de radio Numuy Wam ou la participation de Guambianos dans divers journaux locaux.

Aller à la rencontre des Guambianos est une expérience inoubliable. Les sentiers, loin de l’air pollué des villes, vous guideront entre les imposantes montagnes aux airs d’Alpes suisses, de cascade en cascade, menés par la fraiche et humide odeur de la végétation luxuriante.
La vue sera séduite par ces vallées quadrillées à la sueur du front, ces fleuves descendant avec fracas les versants escarpés. Mais par dessus tout, ce qui donne sa valeur à une telle excursion ce sont ses habitants, braves et travailleurs, au regard profond, qui préservent la force de leur tradition face à l’adversité moderne. Ils vous accueilleront pourtant à bras ouverts pour qu’un échange bénéfique puisse se créer entre deux cultures bien distinctes.

Texte d’Eliott Brachet