Traduit dans presque toutes les langues, Gabriel García Márquez, auteur du cultissime Cent ans de solitude, a vendu plus de 30 millions de livres dans le monde. Initiateur du « réalisme magique », véritable icône en son pays, l’écrivain colombien, qui s’est éteint en avril 2014, était l’un des derniers géants des lettres d’Amérique latine.

 

Dernier géant des lettres colombiennes

Avez-vous déjà fait l’expérience de Cent ans de solitude ? Oui, nous parlons bien du roman de Gabriel García Márquez. Tout ceux qui ont un jour lu le chef-d’œuvre de l’écrivain colombien, publié pour la première fois en 1967, en ont gardé un souvenir indélébile.

 

Comment l’oublier ? Cette grande fresque universelle, qui le fit connaître du grand public, raconte avec une narration virtuose le parcours d’une famille sur six générations condamnée à vivre… cent ans de solitude, par la prophétie d’un gitan. « Cent ans de solitude est le meilleur roman en langue espagnol écrit depuis Don Quichotte« , avait formulé Pablo Neruda, autre géant des lettres sud-américaines.

Pièce maîtresse du « réalisme magique », un genre littéraire mêlant éléments de la réalité historique et géographique au merveilleux et au surnaturel, cette incroyable épopée colombienne a captivé des dizaines de millions de lecteurs à travers le monde.
Le roman, non dénué d’humour, transporte à travers les guerres et conflits dans un lieu imaginaire : Macondo, village fictif récurrent dans l’oeuvre de García Márquez.

Macondo, vraiment imaginaire ? Le lieu a de toute évidence de grandes similitudes avec un village que connaît bien Gabriel García Márquez : Aracataca(1). Voilà l’endroit où est né celui qui était considéré comme le « patriarche des lettres colombiennes ».
C’est dans l’atmosphère tropicale de cette bourgade du nord de la Colombie, cernée de plantations bananières, que Gabriel García Márquez a puisé, tout au long de sa vie, une grande partie de sa féconde inspiration.

Il naît en 1927, l’année du massacre, dans la région d’Aracataca, des ouvriers des bananeraies, en révolte contre les patrons. « Gabo » ou « Gabito », comme on le surnomme, était l’aîné de onze enfants, le fils d’un télégraphiste et d’une jeune fille de la bourgeoisie locale. Mais il fut surtout élevé par ses grands-parents maternels.

Haut en couleurs, anticlérical, son grand-père, dit le « Colonel », est un vétéran de la Guerre des Mille Jours, un libéral s’étant battu en vain, au tournant du XXe siècle, contre le gouvernement conservateur colombien. Superstitieuse, sa grand-mère, imaginant sa maison peuplée de fantômes, pleines de présages et de prémonitions, avait le don de « traiter les choses extraordinaires comme si elles étaient tout à fait naturelles« , dira-t-il. Un terreau familial fertile pour se créer un univers bien à soi.

Chronique d’un succès annoncé

A partir de 1936, le jeune homme vit désormais avec ses parents entre Sucre et Barranquilla, où il fait ses études primaires chez les jésuites. Boursier, il obtient son baccalauréat à Bogota en 1946 puis abandonne ses études de droit. Ballotté entre la capitale et Carthagène, il mène une existence solitaire. Il décide de se lancer dans le journalisme, tout en continuant à vouloir devenir écrivain. C’est d’ailleurs grâce à la presse que cet admirateur d’Hemingway, Joyce ou Faulkner publie ses premiers contes tels La Troisième Résignation ou Récit d’un naufragé.

Il finit par publier en 1955 son premier roman, Des feuilles dans la bourrasque.
Echec : l’ouvrage n’est vendu qu’à quelques centaines d’exemplaires, après avoir été longtemps ignoré des éditeurs.

C’est là qu’il décide de partir pour l’Europe, correspondant pour le journal El Espectador. Mais le quotidien colombien ferme bientôt ses portes selon la volonté du dictateur Rojas Pinilla. C’est le temps des vaches maigres. Ses biographes ont, notamment, raconté sa vie de miséreux à Paris, à peine capable de de se payer un ticket de métro.

De retour en Amérique latine, jeune marié, il s’envole pour Cuba – pour qui il avait créé à Bogota une antenne locale de la nouvelle agence de presse Prensa latina – puis le Mexique. C’est là, sur la route d’Acapulco, que lui vient à l’esprit cette phrase inoubliable : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’avait emmené découvrir la glace. »
C’est le célèbre incipit de Cent ans de Solitude, roman fleuve qu’il mettra douze mois à rédiger –et selon la légende en consumant 30.000 cigarettes. Gabriel García Márquez est en route pour la gloire.

Pour l’Espagne, l’écrivain apparaît comme le symbole du boom littéraire hispano-américain, aux côtés du péruvien Mario Vargas Llosa ou encore du mexicain Carlos Fuentes.

 

Un auteur culte de son vivant

Il devient, fait rare, bientôt culte de son vivant. Au risque de s’égarer : « Le vrai García Márquez disparut à jamais sous le poids de la célébrité« , analysera Gerald Martin, auteur d’une biographie de référence sur García Márquez(3).

Superstar, mais fidèle à ses idées révolutionnaires, l’auteur s’invite dans le débat politique.
Il décide de se laisser pousser la barbe tant que Pinochet reste au pouvoir(4), claque la bise à François Mitterrand, tout en demeurant un fervent soutien du régime castriste.
Il aura la bonne idée de laisser la politique pure hors de ses écrits, comme en témoignent les romans à suivre, gorgés de violence et d’ironie, marqués par les thèmes de la guerre, de la mort, de l’amour et de la solitude.

Texte d’Hugues Derouard

’automne du patriarche, Chronique d’une mort annoncée ou L’amour au temps du Choléra… Tous sont salués par la critique. La consécration ultime surviendra avec le Prix Nobel de littérature, qui lui est décerné en 1982, plusieurs années avant qu’il apprenne être atteint d’un cancer lymphatique.

Ses dernières œuvres s’intitulent Mémoire de mes putains tristes et Vivre pour la raconter, un recueil de souvenirs. Deux livres au titre a posteriori ironiques quand on sait que sur la fin de sa vie García Márquez, souffrant d’amnésie, ne se souvenait, selon ses proches, même plus du titre de ses livres.
A moins qu’il se soit agi d’une énième ruse, tant celui qui sut tirer du quotidien le merveilleux a toujours eu l’art de brouiller les pistes. « Tout le monde a trois vies : une vie publique, une vie privée et une vie secrète« , avait un jour dit l’indomptable Gabo.

Il meurt le 17 avril 2014 à son domicile de Mexico.
Les hommages affluent du monde entier, et le gouvernement colombien décrète trois jours de deuil national.

 

(1) La similitude entre le village natal de García Márquez et Macondo est telle qu’Aracata a officieusement été rebaptisé Aracata-Macondo. Sur les panneaux qui signalent l’entrée dans l’agglomération, ce nom est modestement souligné de la légende « Tierra Nobel » (Terre Nobel).

(2) La guerre des Mille Jours (Guerra de los Mil Días) est la plus importante guerre civile qu’aient connu la Colombie . Elle dure 1 130 jours entre le 17 octobre 1899 et le 21 novembre 1902 (d’où son nom) et aboutira notamment à l’indépendance du Panama (qui était jusque là un département de la Colombie) en 1903.

(3) Gabriel García Márquez, une vie, de Gerald Martin, éditions Grasset, 2009.

(4) Le récit du coup d’Etat de 1973 au Chili par GGM