A la pointe septentrionale du continent sud-américain, là où le désert brûlant se jette dans l’onde azur des Caraïbes, s’étend la péninsule de la Guajira : la terre aride des Wayùu. Peuple semi-nomade disséminé parmi les cactus, ces commerçants, bergers et artisans forment une « nation indigène », à cheval entre la Colombie et le Venezuela, comptant environ 700.000 âmes, fières d’avoir su conserver leurs traditions après des siècles de résistance.
Aller à leur rencontre c’est être projeté dans un environnement naturel hostile où chaque goutte d’eau compte, mais c’est également découvrir un univers hors du commun, au milieu des sables, dans lequel l’homme a une fois de plus redoublé d’inventivité pour survivre.

Territoire et histoire

La Guajira est une péninsule sèche et aride partagée entre la Colombie et le Venezuela. Ce territoire fut le point de chute voire le refuge d’une partie des peuples Arawak qui se sont déplacés de l’Amazonie aux Antilles au début de notre ère. Durant la colonisation, les Wayùu se sont retranchés dans ce désert inhospitalier où ils ont affirmé leur autonomie et leurs coutumes.
Au contact des colons, les « guajiros » développèrent des activités de commerce, d’élevage et d’artisanat tout en luttant pour le contrôle de leur territoire souvent au prix du sang. Eloignés des centres de décision et de pouvoir de la Couronne espagnole puis des jeunes Etats naissants, ce peuple a tout de même pu résisterpendant des siècles à l’assimilation systématique des peuples autochtones par les colonisateurs.

Progressivement, cette indépendance de fait s’est réduite comme peau de chagrin avec le développement dans la région de projets d’extraction minière comme à El Cerrejon (une des plus importantes mines de charbon du monde), ou pétrolifères comme à Maracaibo.
Avec l’arrivée de cette économie « moderne » certains Wayùu ont migrés vers les villes environnantes pour trouver un travail et du fait de la frontière poreuse, la contrebande s’est aussi ancrée dans les mœurs permettant une maigre subsistance. Cependant, ces gros chantiers extractifs, épuisant les ressources halieutiques ou détournant les fleuves, contribuent à la détérioration de leur environnement naturel et ont rendu cette région déjà hostile encore plus aride.

En temps normal la Guajira voit se succéder deux saisons qui rythment la vie des Wayùu : la saison sèche ou Jemial (décembre-avril) lors de laquelle beaucoup rejoignent les villes pour travailler et la saison pluvieuse ou Juyapu (septembre-décembre) qui sonne le moment de rentrer sur ses terres. Cette dernière permet aux Wayùu de développer diverses cultures et d’engraisser leurs bêtes. L’élevage, de chèvres principalement, est une des activités principales de ce peuple qui jauge le prestige des familles au nombre de bêtes qu’elles possèdent. Cependant, avec le phénomène de changement climatique, cette alternance des climats se brouille de plus en plus et la pluie se fait rare. Dans ce coin du monde, l’eau est devenue une ressource des plus précieuses.

Coutumes, organisation et vie quotidienne

Pour accéder aux confins des territoires Wayùu et pouvoir participer à la vie quotidienne d’un village ou d’une famille, il faut s’embarquer au départ d’Uribia dans des 4×4 qui rendront le périple inoubliable. Au milieu des chèvres, sacs de riz ou de sucre, bidons d’eau, roues de vélo et autres chargements en tout genre les Wayùu font route sur les pistes cahoteuses et rectilignes du désert. Ils n’hésitent pas à placer un ou deux enfants sur les genoux des voyageurs curieux qui se sont lancés dans l’aventure.
Très souriants et accueillants, les Wayùu vous recevront dans leurs maisons rectangulaires, en bois de cactus, plus communément appelées « rancherias ». A côté de la pièce centrale où se tendent les hamacs, se trouve la cuisine, lieu hautement important à l’instar de la gastronomie locale. Lorsque sur la côte se dégustent de succulentes langoustes et autres fruits de mer qui se négocient au retour des pêcheurs, dans les terres l’alimentation est essentiellement à base de chèvre et de mais. Avis aux estomacs solides, le « friche » est le plat à ne pas manquer : à base d’abats et de sang de chèvre, il ravira les audacieux.

Les Wayùu conforment le peuple indigène le plus important de Colombie. Leur langue, le Wayùunaiki, est partagée par tous et fonde leur identité mais l’espagnol est également parlé. La société Wayùu est organisée en une vingtaine de clans répartis sur tout le territoire. L’appartenance à un clan est déterminée par la mère, dans la famille de laquelle les enfants sont éduqués. La place de la femme est primordiale.
Drapées de magnifiques tuniques colorées, ce sont elles qui transmettent la culture Wayùu, les traditions et les manières de se comporter. A la puberté, la jeune fille doit traverser un rite initiatique passant par une étape d’isolement au cours de laquelle elle n’est en contact qu’avec sa mère, qui lui transmet son savoir. Très indépendantes et de fort caractère, ce sont elles qui gèrent les dépenses, qui tissent les mochilas (besaces) ou les chinchorros (hamacs), s’occupent de tous les détails de la vie familiale et la représentation du clan à l’extérieur. Les relations sociales entre familles d’un même clan sont, elles, organisées par les hommes. L’autorité est détenue par le Putchipu ou Palabrero (maitre de la parole).
Il rend la justice, appelée Sukuaipa ? en usant la parole comme un moyen de pacifier les mœurs. C’est un leader communautaire, social et culturel qui sert de médiateur dans les conflits de la vie quotidienne, de juge et de décideur. L’Unesco a d’ailleurs reconnu cette pratique de la justice par les palabreros au Patrimoine Immatériel de l’Humanité.

Autre personnage important, le Piachi est le détenteur de la connaissance spirituelle. Au cours de nombreux rites et danses, il initie les Wayùu à communiquer avec les esprits et les divinités. L’usage de la médecine traditionnelle est encore très présent au sein de nombreux clans et les rites shamaniques sont une pratique courante, veillées tardives durant lesquelles les chants, vous transportant jusqu’à la transe, résonnent à l’infini dans le silence du désert. Les rites funéraires sont de longues durées.
Les parents viennent souvent des quatre coins de la Guajira pour rendre un ultime hommage au défunt, entre rires et pleurs, et en partageant bien souvent des victuailles variées et quelques verres de chirrinchi (l’alcool traditionnel et distillé artisanalement dans la région). Cabo de la Vela, une magnifique baie d’eau turquoise où les vents viennent adoucir les durs rayons du soleil, est considéré comme un lieu particulier puisqu’il est l’endroit où les âmes des défunts viennent s’embarquer à bord du voilier de l’ultime voyage vers l’autre monde. Aujourd’hui, aussi étonnant que cela puisse paraître, ce sont les voiles de kitesurf qui essaiment dans les airs !

L’importance de la spiritualité, de la connaissance des astres et des richesses du sol se maintient donc encore aujourd’hui dans la Guajira. Souvent, les motifs utilisés pour la céramique ou les différents tissages sont directement inspirés des représentations des esprits ou des forces qui organisent le monde.

Un peuple « au bord de l’extinction » …

Longtemps pris entre les tirs croisés des groupes paramilitaires ou guerrilleros qui se disputèrent la région du fait de sa localisation stratégique (ouvrant un corridor informel pour les trafics en tout genre), les Wayùu ont subi de nombreuses exactions, assassinats ciblés, violences et déplacements depuis des décennies. Aujourd’hui, la situation est certes apaisée mais d’autres problèmes viennent aggraver les stigmates du conflit. En effet, la zone est de plus en plus affectée par la sécheresse persistante et les ressources naturelles s’amenuisent. Selon l’ONG Fucai, la pénurie d’eau mène les Wayùu « au bord de l’extinction », on recense en effet de nombreux cas de décès ces dernières années liés aux manques d’eau et de nourriture.
Le gouvernement central colombien n’y prête guère attention et l’accès aux soins ou à l’éducation reste clairement limité. La société civile s’est récemment indignée des conditions de vie dans certaines parties de la Guajira. La Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a d’ailleurs été saisie et a ordonné à la Colombie de prendre des mesures d’urgence et de prévention pour sauver les populations Wayùu particulièrement vulnérables.

Le tourisme, s’il est respectueux de leur culture, peut constituer une alternative intéressante, participant à un développement sain et durable. Echanger avec les Wayùu est une chance unique de découvrir un mode de vie si particulier. C’est aussi pour eux une manière de faire comprendre leur situation et de sensibiliser les opinions autour des défis quotidiens auxquels ils sont confrontés.

Découvrir le territoire Wayùu de la Guajira en partageant un temps d’immersion dans une famille ou un village est une expérience assurément marquante. Ces hommes et femmes du désert survivent dans des conditions extrêmes et ont développé un mode de vie hors du commun qui a su préserver leur identité et leurs coutumes au contact de du monde industrialisé.

 

Pour en savoir plus :

  • Documentaire  : La rivière qu’ils ont dérobée, Gonzalo Guillén
  • Cuisine : Les fruits du désert de Juya
  • Vidéo : L’eau est l’or des femmes

Texte d’Eliott Brachet